les nerfs de l’internet mondial sous tension
À l’instar du système nerveux du corps humain, les câbles sous-marins sont les artères invisibles de notre monde numérique, transportant environ 99 % du trafic intercontinental de données et de télécommunications qui servent à nos smartphones, nos ordinateurs et nos tablettes. Ces infrastructures essentielles, posées sur les fonds marins, permettent la transmission rapide et fiable d’informations entre les continents.
Constitués principalement de fibres optiques, ces câbles sont protégés par plusieurs couches de matériaux isolants et renforcés pour résister aux conditions marines hostiles. D’un diamètre d’environ 10 cm, ils pèsent en moyenne 10 kilos par mètre. En 2024, on compte environ 1,5 million de kilomètres de tuyaux (37 fois le tour de la Terre). Ce chiffre est en constante augmentation pour répondre à la demande croissante de connectivité. Une soixantaine de projets sont d’ailleurs en cours.
Leur installation est une opération complexe, réalisée par des navires câbliers spécialisés qui déposent les câbles sur le fond océanique ou les enterrent dans les zones à faible profondeur pour les protéger des activités humaines et des phénomènes naturels. Le plus long câble, nommé SEA-ME-WE 3, relie l’Asie du Sud-Est à l’Europe de l’Ouest en passant par la mer Rouge et mesure 39 000 kilomètres de long.
Mais le projet 2Africa est encore plus impressionnant : 45 000 kilomètres au total. Quand il sera totalement en service, il devrait relier 33 pays en Afrique, en Europe et en Asie. Heureusement, il n’aura pas à être remplacé souvent. En moyenne, un câble sous-marin est conçu pour durer entre 20 et 25 ans.
Des câbles sous-marins stratégiques, mais vulnérables
Le hic est que ces infrastructures sont vulnérables aux dommages accidentels, tels que les ancres de navires. Dans les zones de pêche ou de trafic maritime intense, les risques de dommages supplémentaires augmentent. Il arrive aussi que les câbles soient sectionnés volontairement. Dans le cadre de la guerre en Ukraine, les récents incidents en mer Baltique, où des câbles ont été sectionnés, ont ravivé les inquiétudes quant à la sécurité de ces réseaux critiques. Le 17 novembre, une coupure majeure du câble sous-marin BCS East-West Interlink reliant la Lituanie et la Suède a soulevé des soupçons de sabotage, suivie d’un incident similaire entre la Finlande et l’Allemagne.
La Chine et le navire Yi Peng 3 sont soupçonnés d’être derrière ces actes malveillants, malgré les dénégations du gouvernement chinois. Le problème est que la réparation de ces câbles est une opération délicate pour minimiser les perturbations du trafic de données.
Une réparation complexe et coûteuse
La réparation se déroule en six étapes. D’abord, des signaux de test sont envoyés pour identifier l’emplacement précis de la coupure ou du dysfonctionnement. Grâce aux variations de temps de propagation ou de réflectivité, il est possible de repérer l’emplacement avec une précision de quelques mètres. Une fois la panne localisée, un navire câblier est mobilisé. Il est spécialement équipé pour manipuler les câbles sous-marins, souvent à des profondeurs de plusieurs milliers de mètres, mais il lui faut souvent plusieurs jours pour se rendre sur site.
Sur zone, à l’aide de grappins ou de robots sous-marins, le câble est récupéré depuis le fond marin, remonté à bord et inspecté. Sur le pont du navire, la section endommagée est coupée et remplacée par une nouvelle portion de câble. Les fibres optiques sont minutieusement reconnectées et soudées, un processus exigeant une extrême précision pour éviter des pertes de signal. Des couches de protection sont ensuite réappliquées pour garantir l’étanchéité et la robustesse du câble.
Une fois réparé, le câble est redéposé de façon sécurisée sur le fond marin (si possible dans une tranchée si le fond marin est suffisamment meuble). Enfin, des tests permettent de vérifier que le câble fonctionne correctement. Au total, la réparation d’un câble peut prendre de quelques jours à plusieurs semaines et l’intervention coûte souvent entre 1 et 2 millions d’euros.
Pour faciliter le processus, des solutions émergent, comme l’utilisation de drones sous-marins (UUVs) pour patrouiller le long des câbles. Les satellites peuvent aussi venir en aide pour surveiller les activités maritimes suspectes. Toutefois, ces technologies sont encore en développement. Les mesures préventives, comme l’enfouissement des câbles ou leur dissimulation, restent de mise pour l’heure. Mais il y a une réelle nécessité d’une vigilance accrue et d’une coopération internationale pour sécuriser ces infrastructures vitales face aux risques croissants, qu’ils soient technologiques ou géopolitiques.
Bientôt des câbles privatisés ?
Longtemps, les câbles sous-marins ont été posés par des consortiums. On distingue trois acteurs principaux sur ce marché : les fournisseurs (ils sont cinq dans le monde, dont le finlandais ASN, filiale de Nokia), les propriétaires et les poseurs. Par exemple, le câble SEA-ME-WE 3, qui a été achevé en 2020, est détenu par France Télécom et China Telecom, mais il est administré par SingTel (opérateur de télécommunications de Singapour) et le consortium est formé de 92 autres investisseurs du secteur des télécommunications. On compte trois pays particulièrement actifs en la matière : les États-Unis, la France et le Japon. Nous sommes notamment très actifs en matière de navires câbliers, en détenant environ 30 % de la flotte. La filiale d’Orange, Orange Marine, est particulièrement active, tant pour la pose que pour les réparations, avec une flotte de six navires câbliers et un navire d’étude.
Mais les câbles sous-marins sont si stratégiques qu’ils intéressent aussi les géants du Net. Depuis plus d’une dizaine d’années maintenant, Google, Facebook, Amazon ou encore Microsoft ont commencé à se pencher sur la question. À la fin des années 2000, Alphabet – la maison-mère de Google – a financé en partie Unity, un câble qui relie le Japon aux États-Unis. Depuis, Alphabet/Google a participé à plus de 20 câbles. Meta (Facebook) n’est pas non plus en reste avec déjà des participations dans 15 câbles et un gros projet à venir.
Le groupe de Mark Zuckerberg (Facebook, Instagram, WhatsApp…) prévoit de construire un câble sous-marin de plus de 40 000 kilomètres, pour un investissement de plus de 10 milliards de dollars. Ce projet inédit, dont Meta sera le seul propriétaire et utilisateur, vise à sécuriser l’infrastructure nécessaire pour soutenir sa croissance, notamment liée à l’intelligence artificielle.
Un premier investissement de 2 milliards de dollars est déjà en cours pour le premier tronçon des travaux. Mais il faudra sans doute beaucoup de patience avant que le projet voie le jour. Les ressources pour fabriquer les câbles et les navires pour les installer sont en effet sous tension. Souvent, les navires câbliers sont réservés plusieurs années à l’avance.
Quid de l’emplacement de ce câble, de la taille du diamètre de la Terre ? Si ce n’est pas encore définitif, les premiers plans montrent qu’il partirait des États-Unis, passerait au sud de l’Afrique, au large du cap de Bonne-Espérance, traverserait le Pacifique pour aller jusqu’en Inde, contournerait le pays avant de se diriger vers l’Australie, puis franchirait l’Atlantique pour finalement terminer sa course aux États-Unis. Ce tracé éviterait ainsi les zones de tensions géopolitiques et offrirait une capacité dédiée pour les besoins mondiaux de Meta. En parallèle, l’Inde, un marché clé pour Meta, pourrait devenir un centre stratégique pour la formation d’IA grâce à des coûts de bande passante réduits et une base d’utilisateurs en plein essor. Mais tout cela est encore à l’état de spéculations. Meta devrait dévoiler son projet courant 2025.
Vers une compétition acharnée entre entreprises privées et États ?
Derrière la course à la pose et à la gestion des câbles sous-marins, une rivalité silencieuse commence donc à se jouer entre les géants du numérique et les États. Alors que les entreprises comme Google, Meta ou Amazon investissent massivement pour sécuriser leurs propres infrastructures et répondre à leurs besoins croissants en bande passante, les gouvernements, eux, s’inquiètent de leur dépendance stratégique à ces acteurs privés.
En s’appropriant des portions importantes du réseau, ces entreprises façonnent un Internet à leur image, parfois au détriment des souverainetés nationales. Cette compétition soulève des enjeux cruciaux : qui, demain, contrôlera les « veines » numériques qui irriguent nos sociétés connectées ? Dans cette bataille, la véritable question pourrait bien être : entre intérêts économiques et sécurité nationale, qui détient vraiment les clés du pouvoir ? Et le même jeu stratégique se déroule également dans l’espace, où Elon Musk privatise peu à peu les basses couches de l’atmosphère avec ses milliers de satellites Starlink.